Sources
Je ne l’ai jamais mieux mesurée qu’un matin de solitude, la peur méchante de celui qui se sentexclu, confronté à ceux qui le sont vraiment.Ce matin-là, je ne me lève pas. Minne est quelque part dans le Sud-Ouest. Elle visite les élèvesd’un lycée technique dans une zone toulousaine. Écrivain invitée. Ce matin, donc, pas de réveilamoureux sous les auspices de la caféine. Je devrais me mettre tout de suite à mon livre, mais non, jereste au lit, le regard dans le vide, tout comme jadis devant le devoir que je ne faisais pas (« Nedérangez pas le petit, il travaille »). Finalement, j’allume la radio. Ma chaîne favorite. C’est le jouret l’heure d’une de mes émissions préférées. Une fois la semaine, s’y croisent des intelligencespatentées qui parlent sur le ton aujourd’hui si rare de gens qui n’ont rien à vendre. On y échangeposément des idées à propos des essais (qu’on vient d’écrire, avec des références judicieuses à ceuxqu’on a lus. Exactement ce dont j’ai besoin en ce matin de paresse ; on va penser pour moi. Ne ledites à personne, je vais consommer de la pensée aussi paresseusement que si je m’envoyais lepremier feuilleton venu. Délicieux. Je salive à la musique du générique et, dès la présentation, je melaisse glisser dans le toboggan des phrases, élever mollement par les volutes de l’argumentation, et jeme sens bien, en terre de connaissance, rassuré par l’aménité des voix, la souplesse du phrasé, lefondé du propos, le sérieux du ton, l’acuité des analyses, l’irréprochable béchamel par quoi lemeneur de jeu fait le lien entre les thèses en présence, atténue les différends éventuels, et développecopieusement sa propre pensée… J’ai toujours aimé cette émission, entre autres pour ses qualitésd’élégance ; on y polit le réel au point de me le rendre lisible, sinon rassurant. Il se trouve que lacauserie, ce matin-là, se met à tourner autour de la jeunesse des « quartiers ». À un moment donné,mes trois voix parlent d’un film. Je dresse l’oreille. Un film qui semble avoir traumatisé le meneur dejeu. C’est un film sur la banlieue. Non, c’est un film sur une pièce de Marivaux. Non, c’est un film surun projet pédagogique. Oui, voilà, c’est un film sur des lycéens de banlieue montant une pièce deMarivaux sous la direction de leur professeur de français. Cela s’appelle L’esquive. Ce n’est pas undocumentaire. C’est un film scénarisé comme un documentaire. Il ne dit pas le réel, il tente d’endonner la représentation la plus fidèle possible. J’écoute d’autant plus attentivement que j’ai vu lefilm en question. Je n’étais pas chaud, pourtant : un film sur l’école, encore, et qui se passe enbanlieue, une fois de plus… Je l’ai vu, néanmoins, sans doute poussé par une curiosité atavique. (Lesmânes de l’oncle Jules : « Va voir L’esquive, neveu, ne discute pas ! ») Et ce fut un bon moment : uneprofesseur guide ses élèves, par la voie du théâtre, sur le chemin des plus belles lettres. La classemonte Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. On y voit des gosses consacrer à cet exerciceune énergie et une concentration que n’épuisent ni leurs histoires d’amour, ni leurs problèmes defamille ou de quartier, ni leurs rivalités adolescentes, ni leurs petits trafics, ni leurs difficultés delangage, ni même la réputation du théâtre, cette activité de « bouffon ». Je suis sorti de ce cinémaconforté dans la certitude que je retire de la plupart de mes déplacements dans les lycées debanlieue : l’oncle Jules n’est pas mort ! Il existe encore aujourd’hui des oncles Jules et des tantesJulie qui, malgré l’extraordinaire difficulté de ces sauvetages, vont chercher les enfants où qu’ils setrouvent pour les élever à hauteur d’eux-mêmes par les sentiers de la langue française, celle duXVIIIe, en l’occurrence.Ce n’est pas du tout le sentiment de mon meneur de jeu. Aucunement rassuré, lui. Pas le moindreenthousiasme. Il est sorti de son cinéma horrifié par le langage de ces jeunes gens dès qu’ils cessentde fréquenter Marivaux. Mon Dieu, ce ton ! ces hurlements permanents ! cette violence ! cettepauvreté de vocabulaire ! ces éructations ! la grossièreté sexuelle de ces injures ! Ah, comme lalangue française a souffert en lui pendant ce film ! comme il a eu mal à son français ! comme il l’asenti menacé dans ses fondements mêmes ! que dis-je menacé, condamné ! irrémédiablementcondamné par cette haine langagière ! Qu’allait devenir la langue française ? Qu’allait-elle devenir,face à ces hordes de cancres hurleurs ?Je n’ai malheureusement pas enregistré ce morceau de… bravoure… mais l’essentiel y est ; cen’était plus un homme qui parlait de ces adolescents, c’était la peur dans cet homme. Sesinterlocuteurs semblaient d’ailleurs un peu surpris. L’auditeur devinait à demi-mots les demi-gestesqu’on tentait pour le rassurer, mais en vain ; la peur était la plus forte.Pour un peu mes cheveux se seraient dressés sur ma tête et j’aurais fini par me dire, tout seul dansmon grand lit : Tu es fou d’avoir laissé ta femme partir chez ces sauvages, ils vont te la manger toutecrue ! Au lieu de quoi, j’ai eu envie de prendre le meneur de jeu dans mes bras et de le rassurer. Là,là, calme-toi, tu sais le pauvre parle fort, c’est une de ses caractéristiques, un invariant historique etgéographique, il parle fort depuis toujours et dans le monde entier, il parle d’autant plus fort qu’il estentouré de pauvres, le pauvre, et qui parlent fort eux aussi, pour se faire entendre, comprends-tu ? Lepauvre a la cloison mince. Et il jure beaucoup, c’est vrai, mais sans penser à mal, rassure-toi, et plusla pauvreté descend vers le sud plus le pauvre jure sexuel, voire religieux, voire les deux ensemble,mais naturellement pour ainsi dire, parce qu’il ne t’a pas rencontré sur sa route pour lui faireobserver que c’est mal, tiens, rien que dans mon enfance, « Pute vierge ! » disaient les pauvres demon village, ils n’arrêtaient pas de dire « Pute vierge ! », « porca madona », des pauvres venus dugrand Sud italien, et pourtant ils n’en voulaient ni à la putain du samedi soir ni à la Vierge Marie dudimanche matin, c’était façon de parler, quand ils se donnaient un coup de marteau sur les doigts,voilà tout ! Un coup de marteau sur l’index, et hop, un petit oxymore : « Pute vierge ! »… Savais-tuque les pauvres pratiquent l’oxymoron ? Eh bien si ! C’est un point commun entre nous, dis donc !Nous le stylo, eux le marteau, mais nous ensemble l’oxymoron ! Encourageant, non ? Toi qui crainstant que la déferlante de leur sabir ne balaie toutes les subtilités de notre langue, ça devrait terassurer ! Ah ! je voulais te dire aussi, n’aie pas peur de leur sabir. Le sabir du pauvre d’aujourd’hui,c’est l’argot du pauvre d’hier, ni plus ni moins ! Depuis toujours le pauvre parle argot. Sais-tupourquoi ? Pour faire croire au riche qu’il a quelque chose à lui cacher ! Il n’a rien à cacher, biensûr, il est beaucoup trop pauvre, rien que des petits trafics par-ci par-là, des broutilles, mais il tient àfaire croire que c’est un monde entier qu’il cache, un univers qui nous serait interdit, et si vaste qu’ilaurait besoin de toute une langue pour l’exprimer. Mais il n’y a pas de monde, bien sûr, et pas delangue. Rien qu’un petit lexique de connivence, histoire de se tenir chaud, de camoufler le désespoir.Ce n’est pas une langue, l’argot, juste du vocabulaire, parce que leur grammaire, aux pauvres, c’est lanôtre, réduite au minimum certes, sujet, verbe, complément, mais la nôtre, la tienne, rassure-toi, tagrammaire française à toi, notre grammaire à tous, les pauvres ont besoin de notre grammaire pour secomprendre entre eux. Reste leur vocabulaire, bien sûr, à ces jeunes gens du énième cercle, unvocabulaire que tu estimes d’une pauvreté insigne (et considéré de ton altitude ce n’est pas douteux),mais là encore rassure-toi, il est si pauvre, ce lexique du pauvre, que la plupart des mots sont trèsvite emportés par le vent de l’histoire, brindilles, brindilles, trop peu de pensée pour les lester…Presque aucun ne se pose dans les pages du dictionnaire : « meuf », « keuf », « teuf », par exemple,pour ces jeunes gens d’aujourd’hui, c’est tout ce que j’ai trouvé, j’ai cherché mollement, il faut dire,un petit quart d’heure, mais je n’ai trouvé que « meuf », « keuf », « teuf », dans le dictionnaire, c’esttout, pas grand-chose tu vois, trois petits noms très communs, et qui disparaîtront une fois tournée lapage de l’époque ; les dictionnaires ne garantissent qu’un brin d’éternité…Un dernier mot pour te rassurer pleinement : va à la poste, ouvre la porte de ta mairie, prends lemétro, entre dans un musée ou dans un bureau de la Sécurité sociale, et tu verras, tu verras, ce serontla mère, le père, le frère ou la sœur aînés de ces jeunes gens au langage déplorable quit’accueilleront, assis derrière le guichet. Ou fais comme moi, tombe malade, réveille-toi à l’hôpital,et tu reconnaîtras l’accent du jeune infirmier qui poussera ton chariot vers le bloc opératoire :— Pas d’panique, mon frère, ils vont t’refaire à neuf !
Podcast Editor
Podcast.json
Preview
Audio
